Comprendre les médias |
Les lecteurs encore attentifs n'ignorent pas les liens qui unissent "Le Temps" à l'industrie horlogère et qui avaient fait ressembler le premier numéro du quotidien aux pages suisses de "Paris-Match", sans les décolletés qui suivent. La moindre opération promotionnelle des vendeurs de mécaniques à découper la vie en tranches est aussitôt amplifiée par des journalistes remontés à bloc dont la signature est parfois (mais pas toujours) suivie de l'acronyme BIPH, qui n'est pas la marque d'un apéritif mais celle du très objectif "Bureau d'information et de presse horlogère".
Parfois, le bouchon semble lancé trop loin: les mises en scène bouffies des barons des engrenages ne peuvent plus entrer raisonnablement dans les pages rédactionnelles: on recourt alors (toujours comme Paris-Match) au publi-reportage, qui est à l'information ce que Luc Besson est à Luchino Visconti.
Une tartufferie de cet acabit ornait l'autre saison (18 avril 1998) une demi-page du "Temps". Personne ne l'aura lue, bien évidemment. À tort, car sous le titre christophe-gallazien de "La mesure du temps, une échelle qui se confond avec la définition du temps lui-même", le quotidien-suisse-édité-à-Genève nous proposait un splendide morceau d'anthologie composé en caractère Times (tous les usagers des CFF savent que le reste du journal est composé en Plantin...) et hypocritement surmonté d'un filet "publicité".
Il s'agit du compte rendu d'une dînette mondaine organisée par une boîte produisant des toquantes, dont le quotidien disait la veille même: "Souvent classique, Vacheron Constantin s'autorise avec le dernier-né des modèles de la ligne "Les Historiques" une incursion à pas feutrés dans l'air du temps. (...) Prix public: 15100 fr." ("Le Temps", 17 avril 1998). Question forme, le texte décrivant le raout, rédigé par un patachon anonyme, ne présente guère plus de fautes de syntaxe et de goût que la moyenne. Trois citations (Albert Einstein, saint Augustin et le célèbre Octave Hamelin) mises en exergue rompent la monotonie du propos.
Venons-en au fond: "Du philosophe au mathématicien en passant par le journaliste, l'horloger, le micro-technicien et l'astrologue, cette rencontre a permis de vérifier que le temps demeure une donnée toujours aussi mystérieuse et complexe d'appréhension alors qu'à l'aube du troisième millénaire bat le coeur de césium d'horloges atomiques capables de cerner la nano-seconde..." Présence obscurantiste d'une astrologue mise à part, c'est beau comme l'Encyclopédie de Didebert et d'Alendrot, ce "déjeuner culturel de Vacheron Constantin"!
Au fil des lignes se succèdent les apports, apparemment arrosés si l'on en juge par le nombre de verres disposés sur la table, d'autorités scientifiques comme les physiciens André Martin et Robert Cailliau, de célébrités divinatoires comme Elizabeth Teissier ou de sommités chaux-de-fonières comme Gil Baillod. Surprise: apparaît au cinquième paragraphe le rédacteur en chef du Temps, «évoquant la relation intime qu'entretiennent le temps et l'information». Sa contribution semble décisive pour l'avancée conceptuelle qu'a représentée cette «table ronde pluridisciplinaire»: «"Je n'ai pas le temps", "Te souviens-tu du bon temps que nous avons pris ensemble?", "Il lui en faut, du temps!", "J'ai effectué cette tâche en un temps record", "Dépêche-toi, nous n'avons pas le temps!" sont quelques-unes des expressions qui reviennent dans le discours quotidien et reflètent cette polysémie perceptive attachée à l'individu.»
La présence du patron de la rédaction de Cointrin est confirmée en outre par un petit pavé marginal dressant la liste des intervenants-pensionnaires. Mais que voyons-nous lorsque nous contemplons la photographie censée éterniser ce gueuleton de têtes? Eric Hoesli a disparu, purement et simplement (les incrédules se reporteront aux pièces reproduites). Certes les lois de la géométrie et les règles qui président à la prise de vues lors des noces et banquets nous imposent de repérer dix emplacements sur l'image (cinq debout, cinq assis), mais une case reste désespérément vide, comme la trace que laisse la chute d'une dent de lait sur la gencive d'un chérubin. Mais où est-il donc passé?
Faute de moyens, La Distinction n'a pu lancer une équipe de journalistes d'investigation pugnaces et perspicaces sur la piste de cette énigme du paysage médiatique romand. Toutefois, un «apéro culturel» nous a permis de nous lancer dans l'enquête spéculative; voici nos hypothèses:
On le voit, les explications ne manquent pas pour élucider ce mystère. Mais qui pourra jamais nous dire la vérité?
Prochain article: La rubrique «filiations», ou comment reconstituer les dynasties bourgeoises tout en faisant plaisir aux actionnaires du journal.
Jules-Etienne Miéville, "La Distinction", no 69, 21 novembre 1998